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Exploration - Territoire - Déplacement

 

 

Les semaines en résidence passées à Rostrenen par Vincent Lorgeré au cours du mois d’avril 2018 s’inscrivent dans une première réflexion, celle de l’interaction entre des artistes et les territoires au sein desquels ils travaillent. Cette vaste perspective, appréhendée comme un cadrage général, s’articule ici plus spécifiquement autour de l’influence du territoire sur les thématiques et approches formelles d’un artiste, tout en participant à interroger dans un mouvement simultané la notion même de territorialité. Parmi les pistes formulées et développées par Vincent Lorgeré, la recherche artistique conduite durant la résidence semble se structurer à travers trois notions fortes : exploration, territoire, déplacement.

Soulignant un intérêt pour les environnements forestiers, initié par l’installation Une vibration en forêt présenté à l’occasion de l’exposition collective Lisière à la Galerie de l’artothèque de Vitré en 2015, le bois de Kerbescont s’impose rapidement comme un espace de travail privilégié. Malgré quelques intentions d’élaborer une suite à ce travail, le repérage opère progressivement une transformation. Anticipé par un recours au mode de représentation spatial que constitue la carte, la quête d’un motif de quadrillage « naturel » évolue rapidement pour s’adapter aux configurations des bois alentours. Bientôt, le repérage devient exploration. Le territoire est alors objet de découvertes dont l’artiste s’attache à explorer le potentiel afin d’y développer un imaginaire. La résidence permettant d’établir une durée et de façonner un quotidien, l’exploration participe à la construction progressive d’une fiction spatiale consistant à inventer le territoire. Le portail est à ce titre particulièrement significatif. Partant d’un sillon creusé et traversé d’arbres aux positions les plus irrégulières que bancales sur le tracé d’un chemin de randonnée au coeur du bois de Kerbescont, Vincent Lorgeré imagine un portail dont l’engagement y est incertain. La topographie du lieu offrant peu de visibilité une fois sur l’étroit passage, elle permet alors la conception d’une installation de grande dimension qui agit tel un piège sur les quelques marcheurs printaniers, qui se voient opposés un grillage haut de quatre mètre et obstruant toute la largeur du sillon. Le chemin de randonnée devient une zone de non-retour et l’artiste, qui guette en surplomb à l’abri des regards, un chasseur concepteur de pièges. Une tromperie opérant également de l’effet de moiré, provoqué par les halos lumineux et la respiration du vent qui traversent les perforations de la grille orangée et perçu par le mouvement des marcheurs, à la manière d’une installation cinétique in situ. Pour Vincent Lorgeré, deux références importantes accompagnent cette installation. La première est une illustration de Michel de Roisin intitulée Mammouth tombant dans une fosse dissimulée par des branchages. Ce poster issu de la série documentaire Homme préhistorique, cet inconnu datant de 1966, représente une scène de chasse qui évoque à la fois l’usage de l’illusion mais également de manière plus formelle, l’agencement menaçant et dangereux des arbres. La seconde référence renvoie directement à la dimension topographique du lieu. En effet, l’exploration du bois fut l’occasion de penser l’installation selon le fonctionnement d’un éditeur de modèles 3D. Manipulables sur certains jeux vidéo, ces éditeurs permettent de créer des espaces et des environnements de jeu personnalisés en assemblant des formes et des modèles. Ainsi, dans son étude préparatoire, le sillon forestier fut associé à ce que l’on pourrait nommer un « espace fantôme », c’est-à-dire un modèle pré-déterminé dont l’action validante du joueur vient y apposer sa forme et sa texture finale. L’installation du Portail peut-être apparentée à cette idée selon laquelle l’action de l’artiste vient remplir un vide ou « texturer » un territoire déjà là.

Au regard des objets produits autour de ce projet de recherche, il est intéressant de d’observer le déplacement opéré par Vincent Lorgeré. Parti d’une volonté de donner suite à Une vibration en forêt en travaillant sur une nouvelle installation, l’exploration du territoire façonnant progressivement un imaginaire donne forme à des réalisations variées qui s’attachent à le faire exister. Qu’il s’agisse de produire une documentation audiovisuelle et photographique du dispositif à l’oeuvre, d’écrire un texte narrant un dialogue entre deux colosses (Mordre comme Bête, 2018) ou dans l’élaboration et la confection de vestiges archéologiques fantasmés, cette interaction avec le territoire offre une ouverture et une influence sur le langage plastique même de la création.

 

 

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Illusion protocolaire

 

Production d’atelier durant la résidence, Dessin matriciel #2 (2018) est une oeuvre de grande dimension réalisée au graphite sur papier. Débutée quelques mois plus tôt, cette pièce s’inscrit dans une recherche plastique initiée par Vincent Lorgeré dans le cadre des travaux pour le Diplôme National Supérieur d'Expression Plastique (DNSEP). En effet, le premier Dessin matriciel #1 (2017) semble à mettre en perspective avec la série Séquence, réalisée une année auparavant. Cet ensemble de trois dessins privilégiant déjà les formats larges, pose les bases de la réflexion conduite par l’artiste. Tout d’abord, il est possible de souligner le choix de ces vastes parallélépipèdes et volumes rectangulaires dont le traitement offre une profondeur — voire une fuite — qui témoignent d’une affinité tout particulière pour une certaine forme d’abstraction géométrique. Néanmoins, le travail impulsé ici ne correspond pas à explorer l’agencement de surfaces élémentaires placées en perspective, mais à s’intéresser plutôt aux constructions élaborées par maillage et à la notion de grille. Dès Séquence donc, c’est d’abord un travail assidu sur la ligne qui émerge et s’impose comme élément centrale de la recherche plastique.

 

Tous les dessins mentionnés se constituent de lignes noires sur un fond blanc, dont le tracé répond à un protocole spécifiquement établi. Utilisant la découpe d’un radiateur de processeur extraite sur du matériel informatique, les lignes sont réalisées par le passage de la mine entre les dents en aluminium. Ainsi, il s’agit davantage d’un balayage progressif que la pratique de l’artiste opère par bandes, à la manière « d’un tirage à l’imprimante traceur1 ». Le travail de répétition qu’implique une telle démarche n’est cependant pas relégué au statut de basse besogne, mais s’inscrit pleinement au coeur même de la réflexion artistique. Chaque passage du crayon dans l’instrument bricolé est celui d’une séquence, notion centrale dans le processus créatif de Vincent Lorgeré. En effet, si l’approche renvoie à des considérations d’ordre mécanique dont il serait possible d’en programmer précisément le résultat, la répétition est ici appréhendée pour sa capacité à produire des variations, relevant davantage d’une « sérialité plastique » presque générative —matriciel.

 

Dans ces conditions, les variations d’épaisseur et les altérations successives qui se forment au cours de l’élaboration des trajectoires deviennent l’objet d’une attention toute particulière. Pour le dessin numéro un de Séquence, Vincent Lorgeré agit précisément sur le principe de densité des lignes. À l’observation du parallélépipède, le quadrillage produit par les séquences successives de tracés au graphite s’atténue progressivement dans une perspective indéterminée. Ce contraste opéré sur la forme géométrique en suspension évoque notamment la dissolution de la « surface-plan » proposée par Kasimir Malévitch dans le tableau Plan jaune en dissolution2. Si la question n’est pas de réunir abusivement des objectifs et des démarches artistiques différentes, il est intéressant de retrouver à la fois cette notion de projection dynamique de la forme ainsi que sa dissolution, renforçant ainsi l’effet de « charge énergétique » propre à la théorie esthétique du suprématisme. Ce qui émerge alors de fondateur avec Séquence, c’est précisément une réflexion sur la capacité à suggérer la perception dynamique du mouvement à partir de la répétition séquentielle du motif de la grille, altérée par des contrastes et changement d’intensité.

 

Dessin matriciel #1 enrichi la recherche plastique de Vincent Lorgeré en ce sens, avec la réalisation d’une figure géométrique qui occupe davantage l’espace d’une feuille aux dimensions demeurées identiques. Les contours très nets du trapèze rectangle concourent à accentuer l’opposition des trajectoires obliques, obtenues par contraste via la variation d’épaisseur du trait. Des propriétés dont l’exploration entraine une sensation de rupture et d’instabilité dans le rythme du dessin. Quant à Dessin matriciel #2, principalement travaillé à l’atelier de Rostrenen, il permet à l’artiste de confirmer une double ambition. Tout d’abord, celle d’un intérêt pour la recherche du mouvement simulé dans l’image. La seconde y est étroitement liée, pouvant même être qualifié d’approche méthodologique, par une exploration des phénomènes optiques en vue de déstabiliser le regard. Ici encore, nous retrouvons les lignes, noires sur blanc. Cependant, elles se prolongent cette fois d’un bord à l’autre de la feuille dans le sens horizontal, comme pour affirmer l’espace de l’oeuvre afin d’en renforcer l’impact visuel. Une autre évolution majeure concerne l’abandon des formes angulaires. Bien que ce Dessin matriciel s’appréhende avant tout dans un vaste rectangle, le choix radical d’opter pour les cercles est un geste significatif. Décentrés, deux cercles en partie hors cadre, ni sécants, ni tangents, sont inscrits l’un dans l’autre. Leurs formes distinctes apparaissent une nouvelle fois par contraste. Jouant sur la densité du graphite, les lignes suivent un alignement établi par l’artiste au moyen d’un gabarit. La variation est recherchée et programmée au moyen d’un dégradé progressif, sur un fond au tracé plus sombre. L’attention accordée aux relations et à l’articulation des lignes au sein du maillage revêt d’une importance centrale, au coeur de la réflexion portée sur le mouvement simulé dans la composition. En effet, les partis pris esthétiques de Vincent Lorgeré le conduisent à développer plutôt la restitution d’une vibration du dessin, par la répétition du motif en bandes. Un phénomène perceptif auquel lui incombe la fonction d’ébranler le regard pour mieux faire suggérer l’impression de dynamisme.

 

S’inscrire dans une recherche à la croisée entre abstraction géométrique et de l’oscillation de l’image fixe, c’est bien entendu réactiver tout un très riche intérêt pour le cinétisme ayant parcouru l’histoire de l’art du XXe siècle. Néanmoins, il serait vain et peu pertinent de s’essayer à retracer un héritage artistique spécifique ou une quelconque filiation chronologique linéaire depuis les avant-gardes historiques jusqu’aux installations contemporaines d’Olafur Elliasson ou encore James Turrell. Si l’on prend l’exemple de l’Art cinétique et l’Op Art, dont les termes renvoient aux pratiques artistiques explorant les propriétés du mouvement et de la lumière dès 1960, Vincent Lorgeré peut autant revendiquer des interrogations communes que des enjeux divergents. Les Dessins matriciels engagent bel et bien une réflexion sur l’effet de dynamisme, en plaçant la perception au centre de l’expérience esthétique, mais n’incite en aucun cas à une participation ou à un nécessaire déplacement du spectateur pour activer l’oeuvre. Aussi, sa pratique du dessin relève davantage d’un artisanat de longue haleine et n’a que peu de rapport avec le recours à des matériaux industriels afin d’obtenir des compositions parfaitement précises et nettes. En effet, la réalisation de Dessin matriciel #2 par son processus créatif même, laisse place à l’imprécision, l’aléatoire —l’usure progressive de la mine par exemple— et l’imperfection, qui s’écarte notamment de considérations techniques au croisement de l’art et de l’ingénierie industrielle. C’est d’ailleurs dans cette tension que la pièce trouve une partie de sa richesse. La recherche d’un protocole de création relève presque du programme, mais sa réalisation produit nécessairement un dessin dont l’effet de balayage et la grille telles des pixels, ne fait qu’évoquer illusoirement la rigueur de l’image informatique.

1 Propos de l’artiste.

2 Kasimir Malévitch, Plan jaune en dissolution, 1917-1918, huile sur toile, 106x70,5 cm, Stedelijk Museum, Amsterdam.

Textes Alexandre Dupont - Doctorant en esthètique et humanité numérique -Université Rennes 2

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